Fabriquant les jambons des marques Brocéliande, Madrange, mais aussi des marques de distributeurs pour les enseignes Carrefour, Casino, ou Lidl, la Cooperl est incontournable au rayon charcuterie des supermarchés français.
Peu de consommateurs savent que cette coopérative bretonne, dont le logo apparaît si discrètement derrière les emballages, a été créée en 1964 par vingt-cinq éleveurs et a atteint en cinquante ans la taille d’un groupe coté au CAC 40.
Avec 4,7 millions de porcs abattus en France en 2022, 2,7 milliards d’euros de chiffre d’affaires et près de 8 000 salarié·es, la Cooperl contrôle ou participe à 83 sociétés. Une dizaine se trouvent à l’étranger, de la Chine aux États-Unis, en passant par la Russie, le Vietnam, la Côte d’Ivoire, les Pays-Bas, la Suisse, ou le Canada.
Avec des investissements menés depuis les années 1980 et accélérés depuis les années 2000, la coopérative est parvenue à maîtriser l’intégralité de la chaîne de la production porcine en appliquant une stratégie de conquête sur le modèle de l’intégration verticale (voir notre lexique en boîte noire). Certaines de ses filiales abattent les cochons et transforment la viande ; d’autres produisent l’aliment de ces mêmes animaux, commercialisent des médicaments vétérinaires, des équipements pour les bâtiments d’élevage, ou même des matériaux de construction.
Certaines de ces filiales sont plus éloignées de la production agricole. Dans les Côtes-d’Armor, Lamballe, berceau de la coopérative, est devenue la vitrine de cette diversification en accueillant un méthaniseur géant inauguré en 2019 et une usine de production de médicaments (héparine, anticoagulant d’action immédiate, injectable), en fonction depuis 2022.
Sociétés acquises ou créées depuis 2020, les filiales Aqua Eco Culture, Rolland Environnement ou encore CFMA produisent des algues, des robots pour traiter les effluents d’élevage, ou encore commercialisent des formations dans l’agroalimentaire. Autant de formes de diversification apparaissant peu rentables puisqu’elles affichent des pertes de résultat, respectivement, de 1,7 million d’euros, 1,2 million d’euros et 330 000 euros sur l’exercice 2022.
Ces investissements expliquent en partie les difficultés économiques traversées actuellement par la Cooperl. En particulier dans son activité de transformation. Fin septembre 2023, le groupe annonce qu’un « plan de restructuration » est lancé pour deux usines de salaison.
Les sites d’Ergué-Gabéric près de Quimper (Lampaulaise de Salaisons) et de Goussainville dans le Val-d’Oise (Paul Prédault) pourraient fermer en 2024. « Depuis l’automne dernier [2022 – ndlr], Cooperl est confrontée à de fortes inflations qu’elle n’a pas été en mesure de répercuter totalement, notamment du fait des contraintes économiques de pouvoir d’achat », justifie la direction du groupe costarmoricain dans un communiqué.
Ces deux sites ont été acquis en 2017, dans le cadre du rachat par la Cooperl de plusieurs sociétés du groupe Turenne Lafayette, alors en liquidation judiciaire. Mais depuis le rachat, la santé financière des usines ne s’est pas arrangée. Selon une source interne, « il manque environ un tiers de volume sur chaque usine pour tourner à plein : c’est une chance que la restructuration ne concerne pour l’instant que deux sites », estime un ouvrier réclamant l’anonymat.
Interrogations syndicales
« Pour les éleveurs, 2023 est une très bonne année, mais pour la Cooperl c’est moins bon », résume de son côté Bruno Hamon, éleveur-administrateur à la coopérative lamballaise. « Il y a des années difficiles. Mais lorsque l’on ferme des sites en difficulté, on agit en bon père de famille », justifie cet éleveur qui soutient la stratégie de la Cooperl.
D’après notre analyse des comptes, les quatre sociétés rachetées au groupe Turenne Lafayette cumulent près de 50 millions d’euros de perte de résultat entre 2019 et 2022. Brocéliande, la marque historique de jambon de la Cooperl, ne se porte pas beaucoup mieux avec 12 millions d’euros de perte de résultat sur la même période.
Certains investissements à l’international semblent aussi peu rentables : deux filiales de la Cooperl en Chine (NHL Cooperl JV et Cooperl Beijing Trading) représentent 11,6 millions d’euros de perte de résultat pour la seule année 2022, quand la société de génétique en Thaïlande (Thaifood Nucleus Genetics) accuse un déficit de 650 000 euros.
Ces pertes menacent-elles la survie du groupe ? Éleveurs-adhérents et syndicalistes peinent à avoir des réponses. « Une expertise des comptes a été demandée, mais l’expert a des difficultés à obtenir les informations essentielles », explique une source syndicale. Dans un post Facebook publié en septembre, la CGT Cooperl partage les mêmes interrogations. Face aux bas salaires des ouvriers et à la moindre rémunération des éleveurs, le syndicat estime que « les salariés comme les éleveurs sont la variable d’ajustement de la politique financière de l’entreprise ».
Des montages incompréhensibles pour les éleveurs
Depuis la fin des années 1980, les investissements de la direction sont liés à une promesse : en s’impliquant dans l’ensemble de la filière – de la production d’aliments pour les bêtes à la commercialisation du jambon – les agriculteurs obtiendraient une meilleure valorisation de leurs cochons.
« On dit souvent en France que, plus vous contrôlez l’aval, plus vous pouvez capter de la valeur. Mais il y a un équilibre à trouver entre les coûts de structure et la captation de la valeur », prévient Maryline Filippi, économiste spécialiste des coopératives agricoles. Les éleveurs de porcs eux-mêmes questionnent cet équilibre. « On a organisé un système censé nous être bénéfique. Mais tous les gains réalisés au sein de la filière en amont sont happés par la machine qui devait nous faire vivre », regrettait par exemple l’éleveur Jacques Bohardy dans les colonnes du magazine PorcMag en 2009.
À la Cooperl, entre les abattoirs, la production d’aliments et les usines de charcuterie, « cela fait trois générations qu’on nous demande d’amortir des outils industriels pour les générations futures. Mais on s’est déconcentrés de notre métier et on décroche du marché », déplore Yann*, un adhérent. Comme lui, de nombreux éleveurs ne comprennent plus l’intérêt de ces développements, ni le périmètre exact de leur coopérative.
Conformément aux exigences légales, tous les rachats et créations de société sont pourtant validés en conseil d’administration, puis votés en assemblée générale.
« Il y a des réunions où on nous informe, mais les montages financiers sont devenus tellement complexes que la plupart des comptables ne s’y retrouveraient pas », raconte Maël*, un éleveur s’estimant malgré tout satisfait de trouver des débouchés pour ses porcs grâce la Cooperl.
Des éleveurs, dindons de la farce
La Cooperl mise sur ses éleveurs-adhérents pour faire face aux difficultés, comme le confirment deux courriers qu’elle leur a adressés. En avril 2023, le premier courrier annonce une baisse du tarif d’achat des porcs par rapport à celui du marché du porc breton (MPB). Ce marché aux enchères de Plérin (Côtes-d’Armor), créé en 1972 avec la participation de la Cooperl, est pourtant supposé faire référence pour les acheteurs comme pour les vendeurs.
En plus d’un prix dégradé, la direction annonce dans ce même courrier plusieurs autres mesures défavorables aux éleveurs : les délais de paiement sont portés de six à dix jours et les éleveurs sont incités à laisser le produit de leurs ventes en « compte courant d’associé ». En clair : les profits liés aux ventes de leurs cochons doivent augmenter le capital de la coopérative pour faire face au fort besoin d’investissement.
Le dispositif, au départ basé sur le volontariat, est devenu obligatoire en septembre 2023. Dans un second courrier, la direction se félicite que les capitaux engagés aient « triplé depuis quinze ans ». C’est-à-dire depuis la nomination d’Emmanuel Commault. Mais en réalité, « la part relative du capital social détenue directement par les adhérents […] s’est réduite » face à l’agrandissement de la holding Cooperl, risquant de « fragiliser le contrôle » de la coopérative.
Le courrier explique donc que le prix d’achat du cochon sera à nouveau diminué. Mais que ce manque à gagner pour les éleveurs ira alimenter des « parts sociales d’épargne ». C’est-à-dire qu’il ira gonfler le capital social de la coopérative.
Rassurer les investisseurs
Concrètement, le capital social d’une coopérative est détenu par ses adhérents, qui apportent du financement à hauteur de leur production lors de leur adhésion. L’économiste Olivier Frey, consultant dans le secteur agroalimentaire, rappelle un principe de base : « Une coopérative en soi ne peut pas être rachetée, puisque les parts sociales des adhérents ne peuvent être vendues. » Comme le prévoit la loi, les investisseurs externes peuvent donc uniquement entrer au capital des filiales. Impossible, donc, que le contrôle de la coopérative échappe réellement aux éleveurs.
Les annonces récentes pourraient alors viser à préparer de futurs résultats négatifs, ou à apporter des garanties supplémentaires aux banques. « L’intérêt d’avoir un gros capital, c’est de garantir que lorsqu’on demande un prêt, on l’ait, et de produire un bilan qui rassure tous les financeurs », confirme Patrice Drillet, qui présidait la Cooperl jusqu’en juin 2023.
Laurent Dartois, fils de l’un des anciens présidents les plus emblématiques de la Cooperl, devenu éleveur dans une coopérative concurrente, ne décolère pas : « Se rassembler entre paysans pour faire du commerce, l’idée était louable. Mais au fur et à mesure que la coopérative a grandi, je me suis posé des questions. Beaucoup d’investissements en France ou à l’étranger ne sont toujours pas rentables, et les éleveurs ne sont même plus payés au prix du marché breton. »
Les fondateurs de la Cooperl avaient bien entrevu les problèmes que risquaient de poser ces investissements, comme le retrace le livre publié par la coopérative elle-même à l’occasion de ses cinquante ans d’existence. À sa création, le groupement garantissait une « liberté d’approvisionnement » et rejetait « l’intégration pour encourager la concurrence en amont (approvisionnements et services), et en aval (abatteurs) ».
Cette intégration correspond au contrat signé entre un éleveur et sa coopérative, par lequel le premier s’engage à se conformer à des règles concernant la conduite de l’élevage, l’approvisionnement en moyens de production ou l’écoulement des produits finis.
Dès les années 1970, face à des difficultés économiques, la coopérative commence pourtant à s’engager peu à peu dans cette voie, en proposant un accompagnement sur le suivi vétérinaire ou la construction de bâtiments. Mais c’est avec le rachat de deux abattoirs à Montfort-sur-Meu près de Rennes et à Lamballe en 1978, que la Cooperl met vraiment « le couteau dans la viande », selon les mots du premier président de la coopérative, Sébastien Coupé.
Nommé directeur général de la Cooperl en 1982, après avoir été responsable de la génétique puis directeur du groupement, Jean-Claude Commault reste le visage de cette accélération de l’agrandissement de la coopérative. C’est lui qui rachète les usines d’aliment Logeais, à Vitré (Ille-et-Vilaine). Les adhérents n’hésitent pas alors à rappeler à la direction les principes fondateurs de la coopérative, et « les débats sont vifs au sein du conseil d’administration ».
« Il voulait une usine d’aliment tous les 100 km et un abattoir tous les 150 km », retrace Gilles*, un ancien éleveur parti de la coopérative dans les années 2000 sur fond de désaccord stratégique avec l’ancien directeur.
En dépit des critiques qu’il formule, ce même éleveur reconnaît cependant à Jean-Claude Commault son professionnalisme et une relation de proximité avec les éleveurs. Des louanges que, hormis un administrateur, aucune des personnes interrogées, chez les éleveurs ou dans les usines, n’accordent à son fils, Emmanuel Commault. Car c’est bien le fils de Jean-Claude Commault qui a repris en 2007 la direction, en diversifiant encore plus largement les activités, et en assurant quarante ans de règne de la même famille à la tête du groupe.
Lorsque nous avons contacté par téléphone Emmanuel Commault pour nous éclairer sur la situation de la Cooperl, ce dernier, qui finissait apparemment son jogging, nous a répondu : « Je vais très bien, j’ai couru une heure ce matin, je me sens en pleine forme », avant de mettre un terme à la communication…
Cinq cents emplois… qui n’existent pas
« C’est un homme qui a des envies d’empire et qui ne reconnaît jamais une seule erreur », regrette Laurent Dartois, fils de l’un des anciens présidents de la Cooperl, confirmant les impressions des syndicalistes, et d’autres éleveurs. Sous la direction d’Emmanuel Commault, le rachat de Brocéliande en 2010 marque encore un cap qu’aucune autre coopérative porcine n’a osé franchir. En acquérant un fabricant de jambon, la Cooperl ajoute une étape supplémentaire à sa stratégie d’intégration verticale : après la découpe de la viande, la salaison. « Le seul groupement propriétaire d’un outil de transformation dans la région, c’est la Cooperl », confirme Thomas Guégan, président de la section porcine de la FRSEA Bretagne.
C’est la même logique de développement qui prévaut lorsqu’en avril 2021 la Cooperl annonce en grande pompe le rachat du site de l’abattoir Gad à Lampaul-Guimiliau (Finistère). Lors d’une conférence de presse commune, Emmanuel Commault et Loïg Chesnais-Girard, président socialiste de la région Bretagne, annoncent la création de « cinq cents emplois » sur ce site fermé depuis 2013. Ceux-ci ne verront finalement jamais le jour.
Olivier Le Bras, ancien syndicaliste emblématique de l’abattoir et aujourd’hui élu dans la majorité au sein de la Région Bretagne, résume les choses ainsi : « Lorsque l’on fait ce genre d’annonce, l’espoir renaît chez les ouvriers et cette histoire est toujours douloureuse ici. C’est une deuxième claque. » Interrogée à ce sujet, la direction n’a pas souhaité répondre.
C’est également Emmanuel Commault qui, peu à peu, a sorti la Cooperl de l’ensemble des structures collectives du porc. « Nous sommes isolés par rapport au reste de la filière », regrette Ewen*. Après avoir quitté avec fracas le Marché du porc breton en 2016 avec l’industriel Bigard, la coopérative a claqué en 2020 les portes de l’interprofession Inaporc et de la filière viande (Culture viande), puis celles de la Fédération française des industriels charcutiers traiteurs (Fict) en 2021.
Parmi les raisons avancées par la direction pour justifier ces départs multiples, « un manque de transparence » financier et « une inefficacité sur certains sujets » techniques. Des critiques identiques à celles adressées aujourd’hui par les éleveurs adhérents à la coopérative elle-même. « Quand il y a des choses qui ne nous conviennent pas, on prend les mesures qui s’imposent et on s’en va », justifie de son côté Patrice Drillet, le président de la coopérative de 2013 à 2023.
Pertes dans certaines filiales, stratégie de développement obscure pour les adhérents, direction monopolisée par une même famille : la situation de la Cooperl n’est pas unique dans le monde des coopératives agricoles.
Dans un autre secteur, le sucre, le groupe Tereos a également été secoué en 2018 par une crise de gouvernance similaire, liée à une crise économique. Exclus parce qu’ils remettaient en cause la stratégie de la direction, trois administrateurs ont eu gain de cause devant la justice, obtenant au passage le départ de l’ancien directeur…
Dans leur référentiel sur la gestion des coopératives, les chercheurs Bertrand Valiorgue et Xavier Hollandts n’hésitent pas quant à eux à regrouper ce type de coopérative sous le vocable d’« autocratie des dirigeants », un modèle empêchant selon eux « tout examen serein et objectif de la situation de la coopérative ».
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